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3. Les six premiers mois du logiciel libre
Par Eric S. Raymond
3.1 Introduction
Il y a maintenant près de six mois que Netscape a annoncé son intention de distribuer le code source de son Navigator. Depuis, nous avons pu constater, encore une fois, qu'une bonne idée au bon moment peut changer le monde.
Cela me saute aux yeux à chaque fois que j'arpente le Web. On peut voir partout les slogans du logiciel libre. On ne peut plus ouvrir un magazine, technique ou commercial, sans tomber sur un article faisant l'éloge de Linux, une interview de Linus Thorvalds...
C'est presque par accident que je me suis retrouvé au coeur de la vague du libre que nous connaissons actuellement. Lorsque j'ai écrit « La cathédrale et le bazar » il y a un peu plus d'un an, mon but était d'expliquer les concepts de Linux à ceux qui les mettaient en pratique, et de développer des idées intéressantes et plutôt originales. Si quelqu'un m'avait dit alors que cet article allait motiver la décision de Netscape de distribuer ses sources, je me serais demandé ce qu'il avait fumé.
Et pourtant ce fut le cas, et je me suis vu promu au poste de porte-parole officieux de la communité des programmeurs, qui se sentait soudainement en position de force. J'ai décidé de m'investir dans cette tâche parce qu'il fallait quelqu'un pour le faire et que personne d'autre ne voulait vraiment le faire. J'avais l'avantage de l'expérience : j'avais joué ce rôle auparavant, avec des enjeux moindres, après la sortie du New Hacker's Dictionnary en 1991.
J'ai donc eu l'occasion de constater de près la révolution du logiciel libre, en tant qu'observateur, théoricien, porte-parole, et organisateur de quelques unes des étapes importantes.
3.2 Nous avons fait un bon bout de chemin, les gars...
Je veux faire trois choses dans cet article. D'abord fêter les incroyables victoires de ces six derniers mois, ensuite partager mes réflexions sur les batailles à venir, et enfin penser à ce qu'il faudra faire pour s'assurer que le logiciel libre ne reste pas un phénomène de mode, mais une véritable révolution destinée à changer définitivement les règles du monde du logiciel.
Au rythme où va Internet, il est difficile de se rappeler la semaine passée, sans parler de l'année passée. Mais prenons un instant pour repenser au Nouvel An 1998, avant l'annonce de Netscape, celle de Corel, avant qu' IBM ne se serve d'Apache, avant qu'Oracle, Informix, et Interbase ne portent leurs logiciels phares sur Linux. Nous avons fait un bon bout de chemin, les gars.
En fait, nous avons parcouru des distances phénoménales en très peu de temps. Il y a six mois, le « logiciel libre » n'était qu'une gouttelette dans l'océan de la presse informatique spécialisée et du monde de l'entreprise qui n'appréciaient pas ce qu'ils croyaient en savoir. Actuellement, le logiciel libre est un sujet brûlant, non seulement dans la presse informatique, mais aussi dans les journaux d'économie qui façonnent le mode de pensée des décideurs.
Les articles du 10 Juillet et du 10 Août de l'Economist sont du pain béni. Forbes va faire un article de fond pour expliquer les concepts du logiciel libre.
Nous avons aussi tenté de faire soutenir le logiciel libre par des entreprises. Nous avons réussi, au-delà de toute espérance. IBM, IBM !, est maintenant dans notre camp. C'est tout un symbole.
3.3 Nous n'avons pas fait de faux pas...
Heureusement, nous avons aussi su éviter des écueils que je craignais initialement. Malgrè un débat âpre, les programmeurs ne se sont pas laissés entraîner dans une guerre sur la terminologie (NDT : à cause de l'ambigüité en anglais de « free software«nbsp;», logiciel libre ou gratuit ?). Les principaux meneurs de la campagne en faveur du logiciel libre, open source, n'ont pas été agressés parce qu'ils tentaient d'orienter la communauté dans une nouvelle direction. Et personne n'a brûlé nos effigies lorsque nous y sommes arrivés.
La maturité et le pragmatisme dont a fait preuve la communauté en nous soutenant a fait la différence. Nous n'avons pas fait mauvaise impression, nous avons pu présenter le logiciel libre comme le résultat d'un travail cohérent et efficace, comme capable de résister à une utilisation réelle, ce qui a empêché les journalistes adorateurs de Bill Gates de nous considérer comme indisciplinés et peu fiables, et de nous ignorer en conséquence.
Nous nous sommes bien débrouillés. Nous avons fait passé notre message, tout en restant unis, et surtout en réalisant des percées technologiques qui font douter de l'efficacité des logiciels fermés, et qui augmentent nos moyens de pression, comme Kaffe 1.0. Quelle est la prochaine étape ?
3.4 À la conquête du monde...
Plusieurs épreuves se présentent à nous :
Tout d'abord, la campagne de presse n'est pas du tout finie. Quand j'y ai pensé en Février, je savais déjà où il fallait lire des témoignages en faveur du logiciel libre : le Wall Street Journal, l'Economist, Forbes, Barron, et le New York Times.
Pourquoi eux ? Parce que si nous voulons vraiment conquérir le monde, il faut s'attaquer à la racine qui alimente les esprit des gros industriels. Il faut donc convaincre les médias qui façonnent la prise de décision au plus haut niveau. Personnellement, tout ce que j'ai fait dans la presse a visé à attirer l'attention de ces gens, de sorte qu'ils viennent à nous pour mieux comprendre l'histoire du logiciel libre.
Cela a commencé à porter ses fruits : en plus de l'interview dans Forbes, j'ai communiqué des informations pour l'article dans l'Economist, mais c'est loin d'être fini. Ça le sera lorsqu'ils auront tous compris notre message, et qu'ils le diffuseront tous, lorsque la supériorité du logiciel libre en matière de fiabilité, de qualité et de coût sera reconnue par les cadres et les décideurs.
Quand j'ai écrit mon analyse sur les modèles économiques, j'ai conclu entre autre que nous avions les meilleurs chances de convaincre à court terme les grands noms du logiciel en convaincant d'abord les fabricants de livrer les spécifications de leur matériel.
Bien que je n'ai pas eu beaucoup de succès lors des contacts que j'ai eu avec quelques sociétés, le discours du président de Corel Computer à l'UniForum m'a fait comprendre que l'exemple de CatB et de Netscape l'avait poussé à faire de même. Plus tard, Leonard Zuboff a réussi à faire un travail en profondeur chez Adaptec, que j'avais envisagé de démarcher dans un premier temps, sans donner de suite. Il est clair que cette approche est fructueuse.
Il y a encore beaucoup de prosélytisme à faire. Tous ceux qui, parmi vous, travaillent en collaboration avec des fabricants de carte réseaux, de cartes graphiques, de cartes contrôleurs... devraient nous aider de l'intérieur. Écrivez à Bruce Perens ou à moi si vous pensez être en position pour faire pression. Une complicité à l'intérieur de l'entreprise fait des miracles, c'est connu.
Ensuite, les annonces d'Oracle, d'Informix et d'Interbase, ainsi que le support officiel de Samba par SGI ont ouvert un nouveau front. Nous allons même plus vite que ce que je pensais dans ce domaine : je ne m'attendais pas à ce que les fabricants de bases de données sautent le pas avant quelques mois encore. Ce troisième front, c'est la possibilité qui nous est offerte d'introduire du logiciel libre dans les grandes entreprises, dans un autre rôle que sa chasse-gardée traditionnelle : le développement et les services Internet.
Nous n'entendrons plus les gens dire : « Certes, Linux est peut-être plus performant techniquement, mais il est impossible d'avoir de vraies applications dessus. » , ce qui constituait un écueil réel jusqu'à présent. Notre prochain objectif est de convaincre quelques entreprises citées dans Fortune 500 de passer leurs serveurs de données de NT à Linux ou à *BSD, et de le faire savoir.
Leur faire sauter le pas ne devrait pas être très difficile, sachant que question fiabilité, NT ne vaut pas un pipi de chat. Montrer ceci à un technicien devrait suffire. En fait, je pense que cela va commencer même sans que nous nous en mélions.
Mais ce n'est que la moitié du chemin à cause des réalités politiques. Les techniciens qui doivent faire tourner la machine, et qui veulent passer de NT à Linux vont probablement ressentir le besoin de cacher ce changement à leurs supérieurs, adeptes de NT. Samba est une bouée de sauvetage pour ces techniciens en difficulté : les partisans du logiciel libre vont pouvoir camoufler leurs machines Linux pour qu'elles ressemblent à des serveurs Microsoft - qui, miraculeusement, fonctionneraient.
Cela pose toutefois un problème, qui me ferait presque souhaiter que Samba n'existe pas. Si le camouflage de Linux va résoudre bien des problèmes individuels, il ne va pas nous aider à lutter contre le battage médiatique qui se produira, faites-moi confiance, dès que MicroSoft réalisera l'ampleur de la menace que nous représentons. Il ne suffira pas d'exister, il faudra que nous ayons des succès patents à notre actif.
Je lance ici un défi à ceux de mes lecteurs qui travaillent sur les bases de données des grosses compagnies : commencez dès maintenant à préparer le terrain. Essayez de monter un projet pilote Oracle/Linux, Informix/Linux, Interbase/Linux, ou lancez vous carrément, en comptant qu'il est plus facile d'obtenir la permission a posteriori. Quelques vendeurs de bases de données disent qu'ils sont prêts à fournir des copies d'évaluation à bas prix. Procurez-vous en une, et allez-y !
Les principaux promoteurs du Libre feront leur possible pour vous faciliter le travail, en agitant les médias pour convaincre votre patron que tout le monde le fait et que ce sera un choix sûr et performant. Une prophétie qu'il ne vous restera plus qu'à accomplir.
Enfin, il reste à remporter la guerre de la bureautique, l'objectif-clef de Linux dans son plan pour conquérir le monde.
Oui, il nous reste à conquérir les bureaux. La chose la plus essentielle dont nous ayons besoin est un environnement ne nécessitant aucune administration. GNOME ou KDE y sont presque arrivés, mais, pour satisfaire l'utilisateur de base, il leur manque encore un moyen de configurer aisément les connexions Ethernet, SLIP et PPP.
Nous avons aussi besoin d'une suite bureautique : tableur, base de données et traitement de texte. Je suppose qu'Applixware et StarOffice y sont presque arrivés, mais ils ne sont pas encore intégrés à GNOME ou à KDE. Le portage de WordPerfect par Corel va être un élément clef.
Je ne peux rien dire de plus que répéter ces évidences, parce que la campagne médiatique ne peut rien faire à elle seule dans ces domaines. Tout le monde sait que les applications bureautique natives, bien documentées et utilisables par le grand public sont les choses qui nous font le plus défaut. En visitant Sunsite, je vois bien quelques candidats possibles, comme Maxwell ou Xxl, qui ont encore besoin de documentation et de test. Que ceux qui peuvent aider à la rédaction le fassent.
Mais ce ne sont que des détails, qui ne doivent pas masquer la conclusion générale :
Nous sommes en train de gagner.
Parfaitement, nous sommes sur la bonne voie. Le nombre des utilisateurs de Linux double chaque année. Les gros vendeurs de logiciels sont obligés de le remarquer, par le biais de leurs clients. Datapro déclare que Linux est le système d'exploitation qui obtient le meilleur taux de satisfaction chez les directeurs informatiques des grandes entreprises. Ce qui veut dire qu'ils ne sont pas tous obtus.
Le développement explosif d'Internet et la complexité sans cesse croissante de la conception des logiciels ont démontré la faiblesse inhérente au logiciel propriétaire. Les analystes payés très cher pour réfléchir à cela se sont rendu compte qu'il y a un grave problème dans ce domaine. Ils ont vu le problème s'aggraver alors que les logiciels devenaient de plus en plus complexes, mais ils ont été incapables d'imaginer une autre voie.
C'est cette autre voie que nous incarnons. C'est pour cette raison, je pense, que la campagne médiatique a rencontré un tel succès. Nous démontrons sans conteste que le développement fermé et le secret sont de mauvaises stratégies dans un environnement qui évolue sans cesse. Seuls la diffusion des sources et leur examen par les autres peut répondre à la demande de logiciels de plus en plus compliqués.
L'article de l'Economist était intitulé « La revanche des programmeurs » et c'est bien trouvé, car nous sommes en train de remodeler l'industrie du logiciel à l'image du monde des bidouillleurs. Nous démontrons tous les jours que nous sommes capables de la mener dans le siècle prochain.
Copyright © Juin 1998, Eric S. Raymond - paru dans le numéro 31 de la Linux-Gazette
Adaptation française : Éric Jacoboni.
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