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9. Un interview de Linus Torvalds

Par Alessandro Rubini, le 8 septembre 1998

Alessandro : Pouvez-vous nous consacrer quelques instants ?

Linus : Bien sûr, aucun problème. Je vais faire de mon mieux.

Alessandro : Etes-vous heureux aux Etats-Unis ? Je préférerais avoir un leader finlandais plutôt qu'un autre leader américain. Qu'en pensez-vous ? Pensez-vous revenir en Finlande ?

Linus : Je suis très heureux de ma nouvelle situation : j'ai réellement apprécié l'Université d'Helsinki, mais j'ai décidé qu'essayer autre chose était valable, et jusqu'à présent, l'expérience a été totalement positive.

Je suis d'accord que la Finlande est plus "neutre" dans beaucoup de domaines, et que cela a des avantages pour le développement de Linux : je ne pense pas que quelqu'un n'aime réellement pas la Finlande, tandis que beaucoup de gens sont nerveux ou même n'aiment pas les Etats-Unis. Cela pourrait donc être négatif, mais je sens que la plupart des gens me font plus confiance en tant que personne plutôt qu'en tant que Finlandais. Je ne pense donc pas que ce soit un problème majeur.

Venir aux Etats-Unis un climat bien meilleur (bien que ce fut l'un des hivers les plus pluvieux depuis très longtemps ici dans la région), et cela fut aussi très intéressant. Bien que j'aimais mon travail à l'Université, mes nouvelles activités ici sont plus excitantes, à la pointe si l'on peut dire.

Alessandro : Nous connaissons tous les restrictions des Etats-Unis en matière de cryptographie. Ont-elles un effet sur les possibilités de Linux dans ce domaine ?

Linus : Cela ne semble pas être un problème réel. L'idiotie des règles américaines d'exportation de la cryptographie étaient un problème avant que je vienne ici : principalement si/quand nous ajoutons une cryptographie forte dans le noyau, nous devrons le faire par modules de toutes façons pour laisser la possibilité aux graveurs de CDROM (beaucoup sont installés aux Etats-Unis) de les vendre à l'étranger. Le fait que je me sois installé ici n'a rien changé, cela a simplement rendu impossible que je ne peux être la personne travaillant sur la cryptographie (ce qui était déjà évident de toute façon, n'étant pas un expert dans ce domaine).

Quelque soit la situation de Linux, j'espère sincèrement que les lois américaines concernant la cryptographie soient changées prochainement. Les lois américaines ont rendu beaucoup de choses plus difficiles qu'elles n'auraient dû l'être. (En toute honnêteté, les Etats-Unis ne sont pas le seul pays qui pose problème : la France est même plus un problème dans ce domaine et ils essayent que les autres pays européens fassent la même chose. Heureusement, les Français sont un groupe de cinglés marginaux sur cette question, tandis que les Etats-Unis ont réellement posé un problème, étant si central en ce qui concerne la technologie de l'information).

Alessandro : Avez-vous jamais pensé laisser votre rôle de coordinateur de Linux ou est-ce aussi intéressant que cela l'était au commencement ? Si vous délaissez ce rôle, quels sera votre prochain projet ?

Linus : Je n'ai jamais sérieusement considéré quitter la coordination de Linux - la seule fois où la question est apparue est quand quelqu'un m'a demandé qui assurerait la succession si je n'étais plus intéressé. Linux a toujours si agréable à coordonner. Bien que cela me prenne évidemment beaucoup de temps, j'ai toujours pensé que ça en valait la peine.

Alessandro : Par curiosité, combien de lignes de programme écrivez-vous chaque jour, et quelle est actuellement votre activité principale ?

Linus : Je ne passe habituellement plus autant de temps à programmer Linux : occasionnellement j'ai un sursaut d'activités quand je programme à plein temps pendant une semaine ou deux, mais cela est plutôt rare, et survient principalement quand il y a un changement fondamental du noyau que je veux terminer. Durant l'année dernière, cela s'est produit quatre ou cinq fois, principalement à propos de SMP ou le soi-disant "dentry" cache de système de fichiers.

La plupart du temps, j'écris et je réponds au courrier électronique - coordonnant le travail des autres, faisant des commentaires sur des idées, et assemblant des corrections. Cela est de loin le gros du travail : je dirais que la programmation est seulement 10 % du travail, tandis que la coordination représente 90 %.

Alessandro : Comment avez-vous pu écrire un noyau libre et pourtant gagner votre vie ?

Linus : A l'origine, j'ai étudiant à l'Université d'Helsinki. En Finlande, cela signifie que vous obtenez le soutien du gouvernement pour plusieurs années pour terminer votre diplôme, et il y a aussi la possibilité d'obtenir des prêts intéressants pour les étudiants. Je pense que cela existe en Italie, bien que ce ne soit pas aussi étendu que le système finlandais.

Après une année ou deux, j'étais employé à l'Université, d'abord comme assistant d'enseignement, puis comme assistant de recherche, et l'Université m'a aussi activement encouragé pour que je puisse écrire Linux en même temps.

Maintenant, je travaille bien sûr dans une société commerciale, mais même ici j'ai beaucoup à faire concernant Linux durant mes heures de travail, car même si Transmeta ne vend Linux, ou quoique ce soit de ce genre, il y a beaucoup d'utilisations de Linux dans l'entreprise. Ainsi le fait que je continue à travailler sur Linux est bénéfique à l'entreprise.

Ainsi j'ai toujours pu travailler sur Linux en faire en même temps mon travail "réel", que ce soit à l'Université ou pour une entreprise commerciale. Il n'y a jamais eu de conflits, bien que mes heures de travail ne soient bien sûr pas exactement de neuf heures à cinq heures...

Alessandro : Pourquoi n'avez-vous pas créé une entreprise commerciale comme Cygnus ? (je pense que je sais pourquoi :-)

Linus : Je n'ai jamais ressenti l'intérêt de tourner Linux vers une application commerciale : cela m'aurait demander beaucoup de temps pour gérer une entreprise, et cela n'a jamais été mon intérêt.

Ça aurait aussi eu des conséquences financières sur Linux : je n'aurais pas été libre de faire techniquement ce que le voulais, car j'aurais été gêné par des contraintes pour gagner ma vie et nourrir ma famille. Au contraire, en travaillant à l'Université ou ici à Transmeta, je gagne ma vie sans avoir à impliquer Linux dans ces considérations. Je suis donc libre de faire ce que je veux avec Linux sans avoir à m'inquiéter si cela payera mon loyer le mois prochain.

Je me sens bien plus heureux de ne pas avoir ces sortes de pression sur Linux, and je pense que la plupart des autres développeurs le ressentent de cette façon. Ils n'ont pas à s'inquiéter que mon jugement technique soit corrompu par des considérations financières.

Alessandro : Pensez-vous que vous avez changé le monde ou juste allumé la mèche ?

Linus : J'ai commencé Linux, et j'en suis fier. Je ne pense pas que j'ai "changé le monde", mais je me sens privilégié en étant un instrument qui a changé beaucoup de vies. C'est un sentiment agréable de savoir que ce que vous faites est important pour beaucoup de monde.

Je n'irai pas jusqu'à dire que cela a "donner un sens à ma vie", mais Linux est vraiment une partie de ma vie, si vous voyez ce que je veux dire.

Alessandro : Quelle est votre opinion sur la philosophie et le travail de Richard Stallman ?

Linus : Personnellement, je ne mélange pas la politique avec les questions techniques, et je ne suis pas toujours d'accord avec RMS sur beaucoup de questions. Pour lui, il y a beaucoup de questions quasiment religieuses à propos des logiciels, et je suis beaucoup plus pratique pour beaucoup de choses. Avec comme résultats, nous savons que nous ne sommes pas d'accord sur certaines choses, et nous n'essayons pas de travailler activement ensemble parce que nous savons que ça ne marcherait pas très bien.

Il pourrait sembler que je n'aime pas RMS, mais c'est tout à fait faux. RMS a bien sûr été la force directrice derrière la plupart du mouvement du "logiciel libre", et sans RMS le monde serait plus pauvre. Et il a besoin d'être religieux là-dessus pour être ce leader.

Ainsi, je crois que la meilleure façon de le dire est que j'admire RMS, mais je ne voudrais pas être lui, car nos visions du monde sont différentes.

Alessandro : D'un point de vue pratique, quel est le calendrier pour le noyau 2.2 ? Quelles sont les principales différences entre le noyau 2.0 et le futur 2.2 ?

Linus : Tel que je le vois maintenant, le noyau 2.2 devrait sortir au début de l'été, mais il est difficile de juger. Il y a plusieurs choses qui doivent être arrangées, et avant que cela soit fait, il n'est pas question d'y penser. Actuellement, il y a un problème de mauvaise performance de TCP qui retient le tout : tout fonctionne bien, mais c'est suffisamment sérieux pour que je ne puisse imaginer un noyau 2.2 avant que cela soit en ordre.

Les changements du noyau 2.2 apporteront une maturité pour les nouveautés de 2.0, principalement SMP et les nouvelles architectures. Il y a beaucoup d'autres chose dans 2.2 (le nouveau code "dentry", NFS totalement réécrit, etc.), mais SMP et la maturité des nouvelles architectures est l'un des points fondamentaux que possédera le noyau 2.2.

Alessandro : Bruce Perens prétends une "domination mondiale pour 2003". Est-ce réaliste ? Dans votre opinion, le concept de logiciel libre va-t-il gagner en popularité pour le marché de masse ? Dans ce domaine, quelle est votre opinion à propos de la position de Netscape ?

Linus : La "domination mondiale" est bien sûr toujours un peu ironique, mais je pense qu'une période de cinq ans pour le mouvement du logiciel libre et pour Linux pour avoir un impact majeur n'est pas du tout irréaliste. La diffusion des sources de Netscape est l'une de ces premières indications, et je pense que nous en verrons d'autres faire des choses semblables.

Alessandro : Comment voyez-vous les différents systèmes d'exploitation libres coexister, dans votre opinion ?

Linus : Je pense que la situation actuelle, où chacun est conscient des autres, mais où il n'y a pas de coopération officielle ou organisée continuera probablement. Le point principal pour Linux est qu'il y a définitivement de la place pour plus d'un système d'exploitation (spécialement si ce système d'exploitation est de mauvaise qualité et fait par Microsoft ;-), et je vois pas cela changer - FreeBSD et les autres systèmes d'exploitation seront présents. Peut être pas de la même façon (plus de spécialisation, etc.), mais je ne vois là aucune question fondamentale.

Alessandro : Pensez-vous que le développement de Wine ou d'autres outils va conduire à la coexistence de deux systèmes de valeur technique similaire, l'un libre et l'autre propriétaire, faisant fonctionner les mêmes programmes d'application ? (Question horrible, AMHA).

Linus : Non, je pense que le développement de Wine sera un pas important dans le domaine des systèmes d'exploitation, mais ce pas va niveler le champ d'action : quand tout le monde pourra utiliser les applications de base de Windows comme MS Office, etc., cela permettra aux systèmes d'être réellement en compétition sur d'autres points.

Ainsi plutôt que d'avoir deux systèmes de valeur technique similaire, je pense que vous aurez de nombreux systèmes capable d'exécuter les mêmes applications de base, mais où l'accent sera sur différents aspects. Microsoft, par exemple, a toujours mis l'accent sur la médiocrité et sur de larges volumes, tandis que Linux a mis (et continuera de mettre) l'accent sur des questions plus techniques.

Alessandro : Actuellement, il y a un manque des applications de bureautique libres. Est-ce une question de temps, ou pensez-vous que ces programmes ne seront disponibles par des entreprises commerciales ?

Linus : Je pense qu'il y aura toujours un secteur pour des programmes commerciaux, et tandis que je pense que l'on verra les applications de bureautique libres proliférées, je ne pense pas nécessairement que nous devons les avoir.

La raison pour laquelle je veux personnellement un système d'exploitation et des applications de base libres, c'est que je pense que si la base n'est pas stable et si vous ne pouvez pas les modifier pour qu'ils s'accordent à vos propres besoins, alors vous êtes réellement en difficulté. Mais en ce qui concerne beaucoup d'autres domaines, ces questions ne sont plus les soucis principaux, et il n'est aussi crucial que vous ayez accès aux sources.

Alessandro : Nous entendons quelques fois parler de ces soi-disant "standards" qui restent propriétaires (comme I2O), est-ce le dernier rang d'entreprises en voie de disparition, ou le logiciel libre est-il en danger ?

Linus : Je ne m'inquiète pas trop de I2O et des autres standards propriétaires. L'idée même d'un standard propriétaire a toujours échoué - tous les standards qui réussissent aujourd'hui sont plutôt ouverts. Quelques fois ils sont propriétaires car l'entreprise qui les a créés a assez d'influence pour les garder tels qu'ils sont, mais je ne pense pas que ce genre d'influence existe ailleurs que chez Intel et Microsoft, et même ces deux là sont attaqués par la compétition.

Alessandro : Quelle est votre position à propos de la disponibilité des modules Linux sous forme binaire uniquement ?

Linus : Je les accepte, mais je ne les soutiens jamais, et je ne les aime pas.

La raison pour laquelle je les accepte, est que dans de nombreux cas, vous avez par exemple un driver qui n'est pas du tout écrit pour Linux, mais par exemple fonctionne sur SCO Unix ou d'autres systèmes d'exploitation, et que le fabriquant se réveille soudainement et note que Linux a une audience plus large que les autres groupes. Et il veut donc porter ce driver pour Linux.

Mais parce que ce driver n'a bien sûr pas été dérivé de Linux (il a une vie propre indépendante de tout développement de Linux), je ne sens pas le droit moral de demander qu'il soit mis sous licence GPL, ainsi l'interface module sous forme binaire exclusivement, permet ce type de modules d'exister et de fonctionner sous Linux.

Ce qui ne veut pas dire que j'accepterais n'importe quelle sorte de module binaire : il y a des cas où c'est de façon si évidente spécifique à Linux que ça n'aurait simplement aucun sens sans le noyau Linux. Dans ces cas, ce serait bien sûr aussi un travail dérivé, ces excuses là n'ont plus de raison d'être et ce code doit être développé sous la licence GPL.

Alessandro : Que pensez-vous de KDE et de Qt ? Gnome va-t-il réussir ?

Linus : J'aime personnellement Qt, et KDE semble avoir du succès. Je ne prononce pas sur cette question. J'attends de voir si Gnome peut faire aussi bien.

Alessandro : Un défi intéressant est la "réservation de bande" dans le sous-système de réseau. Est-ce que cela arrivera bientôt à Linux ?

Linus : Je ne vais pas répondre à cette question. Ce n'est pas l'un des domaines où je suis personnellement engagé ou intéressé, et donc ce n'est pas quelque chose dans lequel je serais très engagé de quelque façon. C'est comme ça que Linux fonctionne : les personnes qui ont besoin ou veulent quelque chose le font faire, et si cela a un intérêt pour un grand nombre, ça vient s'intégrer dans le système...

Alessandro : Beaucoup de gens demandent pourquoi le noyau est écrit en C plutôt qu'en C++. Quelle est votre opinion contre l'utilisation de C++ dans le noyau ? Quel est le langage que vous préférez, à part C ?

Linus : C++ nous aurait permis d'utiliser certaines options du compilateur que j'aurais aimé, et il a en fait été utilisé pour une courte période juste avant le lancement de Linux 1.0. Il est apparu que ce n'était pas très utile, et je ne pense pas que nous essayerons cela à nouveau, pour plusieurs raisons.

L'une des raisons est simplement que C++ est beaucoup plus compliqué, et le compilateur fait des choses dans le dos du programmeur qui ne sont pas du tout évidentes quand on regarde localement le code. Vous pouvez éviter des options comme les classes virtuelles et éviter ces problèmes, mais la question est simplement que C++ permet beaucoup de choses que C ne permet pas, et cela rend la découverte ultérieure des problèmes plus difficile.

Une autre raison est la rapidité et la stabilité du compilateur. C++ est un langage plus complexe, le compilateur est beaucoup plus enclin à contenir des bugs, et la compilation est habituellement plus lente. Cela peut être considéré comme une question d'implémentation du compilateur, mais la complexité de base de C++ est certainement quelque chose qui peut être considérée comme néfaste au développement du noyau.

Alessandro : Que pensez-vous du phénomène Java ? Avez-vous jamais considéré intégrer une machine virtuelle Java, comme kaffe, dans le noyau ?

Linus : J'ai toujours pensé qu'il y avait trop de battage publicitaire associé à Java, et c'est toujours vrai. J'espère sincèrement que Java aura du succès, mais je suis pragmatique et je ne vais pas sauter dans le train à l'avance.

Linux supporte déjà sans faille l'exécution d'applications Java tel qu'il est, et je considère comme un avantage le fait que le noyau agit comme une couverture plutôt que d'essayer d'exécuter la machine Java directement.

Cet article est reproduit avec la permission de Infomedia, Italie. Une traduction en italien de cet article peut être obtenue à ??.

L'interview a été faite par courrier électronique en février 1998.

Copyright 1998, Alessandro Rubini

Publié dans le numéro 32 de Linux Gazette, septembre 1998.


Adaptation française : Yann Forget <yann.forget@mail.dotcom.fr>


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