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7. Droit de péage

Par Martin Vermeer.

L'origine du désordre actuel remonte à un bref accès d'ultra-libéralisme, au cours duquel le gouvernement céda au désir de diminuer les impôts et de réduire la dette publique en vendant le réseau routier. Politiquement, ce fut un succès : les impôts sont sensiblement plus faibles qu'ils ne l'ont été depuis longtemps, et monsieur tout-le-monde semble satisfait.

Bien sûr, au début, la situation fut un peu confuse : les autoroutes avaient été mises aux enchères segment par segment, ce qui eut pour résultat de faire apparaître des péages un peu partout et obligea, à chaque fois que l'on se déplaçait, à s'arrêter tout le temps au péage et à conserver de la petite monnaie pour les paiements.

Puis, petit à petit, un acteur majeur se dégagea, Federal Transport Co., qui acheta des segments placés stratégiquement, les fondit en un réseau à l'échelle du pays en prenant soin d'empêcher tous ses concurrents de faire de même, et finit par prendre le contrôle du reste.

Ce fut ressenti par les automobilistes comme une bénédiction. Bien sûr les prix augmentèrent un peu, mais on pouvait souscrire un abonnement annuel sous la forme d'un code-barre à coller sur le toit de sa voiture, ce qui permettait de ne même plus s'arrêter au péage. Et plus FT achetait de routes et plus leur offre devenait intéressante pour ses clients. Ainsi va la vie du réseau routier.

Évidemment, comme nombre d'entre nous s'en sont finalement rendu compte, le résultat final fut que le prix n'avait pas varié. L'abonnement annuel à FT n'est en fait qu'une taxe comme une autre pour tous ceux qui veulent utiliser leur voiture. Bien pire, cette taxe est payée à une autorité que nous n'avons pas élue. Il est alors né un mouvement de résistance pareil à une lame de fond, auquel appartiennent les associations de « villes libres » et les « routes ouvertes », mouvements auxquels j'adhère entièrement.

J'habite aujourd'hui dans une de ces « villes libres », une petite, au pied des montagnes. Les autres sont sur la côte, ou autour des aéroports. Peu sont à l'intérieur des terres. Nous avons notre propre réseau routier. Il appartient à notre communauté, comme au bon vieux temps. Pour rejoindre une autre ville libre, on peut prendre la voie des airs, le rail ou la mer, qui ne sont pas encore sous le contrôle de FT. Pour rendre visite à des gens qui sont en dehors des territoires des villes libres, il faut bien évidemment payer le péage :-(, ce que nous appelons « passer la barrière », ce qui peut être minimisé en prévoyant ses déplacements avec soin.

Vous pourrez me demander pourquoi j'ai choisi de vivre dans une ville et sous un régime qui limite autant ma liberté de mouvement. Tout d'abord, c'est mon choix. Je ne veux pas devoir ma « liberté » à une autorité qui ne me représente pas. Et puis, il y a des compensations. Les gens par exemple. Les habitants des villes libres sont des citoyens actifs, qui participent à la vie publique. Tout est débattu et les décisions sont prises par des gens qui se sont intéressés à la question. Comparez ça à ce qui se passe à l'extérieur. C'est une culture différente que j'aime vraiment. Ces gens et moi sommes faits du même bois.

Et puis, abstraction faite de la question du transport, la vie dans les villes libres est aussi bonne, si ce n'est meilleure, qu'au dehors. On y trouve de nombreux emplois dans les secteurs de hautes technologies, car comme je le disais, nous sommes très sophistiqués. De plus, on n'y trouve aucune publicité pour FT, comme il y en a partout ailleurs, demandant poliment mais avec insistance « Où voulez-vous aller aujourd'hui ? », ce qui a le don de faire bondir ma tension.

Nous vivons une époque fort intéressante. Récemment, le mouvement des villes libres a connu un regain d'intérêt et de nouveaux arrivants viennent de partout. Le ressentiment envers le monopole de FT est tangible, maintenant que les prix montent et que l'entretien des routes est négligé. Avant, juste après la vente, les routes étaient bien entretenues, vous pouviez emprunter d'autres itinéraires si vous le vouliez et les revenus du péage étaient utilisés à l'entretien et l'amélioration de l'existant. Ajourd'hui, de nombreux segments routiers semblent retourner peu à peu à leur état naturel. Il est encore possible de choisir d'autres itinéraires, mais ils sont tous sous le contrôle de FT et sont tous en mauvais état.

Et voici qu'apparaît ce projet démentiel appelé « l'Avion routier ». C'est un véhicule gigantesque, qui transporte des centaines de personnes à plus de 300 km/h sur les autoroutes, roulant avec aisance sur ses grandes roues élégantes, guidé par satellite, radar et carte numérique. J'ai entendu parler de gens ayant voyagé dans l'un de ces engins ; une expérience impressionante, à les en croire. Le slogan de FT est « Un meilleur avion que l'avion », mais des accidents graves se sont déjà produits. C'est un système très complexe, qui fonctionne tant que tout va bien, mais le mauvais temps hivernal, le mauvais état des routes, les erreurs de cartographie ou même la présence d'un animal en train de traverser la route, sont difficiles à prévoir et à prendre en compte. Ces problèmes ont en général été passés sous silence par les media, car FT représente une part importante de leurs recettes publicitaires.

L'avion routier est l'apogée de la prétention de FT. C'est un éléphant blanc qui me fait jubiler. Ce pourrait être le début de la décadence de FT, qui sait ? Mais cette chute n'aura lieu que si les gens font l'effort de s'informer, de comprendre comment ils sont manipulés et qu'ils deviennent actifs !

Toute ressemblance avec des événements existants est, je le confirme, purement et parfaitement intentionnelle.


Martin Vermeer -- Paru dans le n°32 de la Linux Gazette

Adaptation française : Nicolas Chauvat.


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